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L'ITINÉRAIRE DU FOU, texte de Paul Guérin



L'ITINÉRAIRE DU FOU.
Texte de Paul Guérin

En 2003, l’architecte et plasticien Benoît DECQUE présentait à Karlsruhe, lors d’un Forum de sculpture en plein air, une œuvre intitulée Le Fou, agrandissement à près de cent fois sa taille habituelle, de la pièce du jeu d’échecs – dans sa version anglaise : marquée à sa tête d’une incision oblique – qu’il avait installée à quelque distance d’une importante voie urbaine et posée sur une diagonale de couleur rouge tracée à même le sol.
La sculpture contemporaine ne manque pas – en particulier depuis le Pop Art et notamment dans le travail d’un Claus Oldenburg et plus récemment d’un Jeff Koons – d’oeuvres transposant à une échelle démesurée et dans un matériau approprié, parfois même insolite, un objet ou une figure familiers. Dès la statuaire antique, cet agrandissement à une dimension monumentale du motif pris pour modèle fut l’une des ressources majeures de la sculpture, spécialement dans les liens étroits qu’elle entretenait avec l’architecture.
Ce procédé d’agrandissement d’un petit objet, réalisé par l’empilement de plaques de bois circulaires, ne relève pas seulement d’une technique constructive ingénieuse, donnant même une heureuse qualité de surface au matériau utilisé. Il comporte aussi un caractère répétitif étrangement commun tout à la fois aux opérations productrices de l’architecture monumentale qu’aux gestes plastiques et aux éléments intervenant dans bon nombre d’oeuvres de Benoît Decque.
À beaucoup d’égards, le travail de plasticien de Benoît Decque continue d’entretenir une relation avec l’architecture. Une pièce comme Tempietto (2004), évoquant un petit temple de Bramante par la réunion à l’intérieur d’une ellipse tracée au sol des colonnes formées par trois arbres et deux hautes piles d’assiettes transparentes cerclées de fer, s’avère très proche par son mode de réalisation du Fou.
L’architecture peut même être plus directement évoquée, cette fois dans ses origines, par l’espèce de maquette d’un camp romain, préalable à la fondation d’une ville, que constitue l’œuvre intitulée : Un jour, nous avons décidé de déposer nos armes et nos bagages…, inspirée de l’ouvrage d’Italo Calvino, Les villes invisibles. Reprenant l’ancienne coutume romaine d’articuler un espace à occuper par deux axes orthogonaux, Benoît Decque avait disposé le long de ceux-ci des valisettes toutes identiques, recouvertes, à l’image de tentes, de tissu tendu par des couteaux, puis avait délimité par quatre pierres d’angle le carré ainsi formé d’où aurait pu par la suite surgir une ville.
Mais il est un autre groupe d’oeuvres de Benoît Decque, qui semblent s’écarter davantage de l’architecture en prenant pour base la réalité ou l’idée d’un mouvement, d’un déplacement. Les dessins intitulés Gravitations résultent d’une infinité de tracés sur des feuilles de papier, rapidement effectués à l’aide d’une modeste pointe bic, mais dont l’effet d’ensemble aboutit à l’illusion parfaite d’une sphère volumineuse idéalement suspendue dans l’espace.
Ce mouvement est naturellement plus sensible dans une performance de peinture comme Tracés gyrostatiques dans laquelle l’artiste à bicyclette inscrit des cercles sur une feuille posée au sol par de nombreux passages dans une flaque de couleur bleue. La différence entre les circonférences tremblées laissées par la roue avant et celles mieux décrites par la roue arrière manifeste à nouveau l’effet esthétique obtenu par la répétition et l’accumulation dans la démarche de Benoît Decque.
Ce procédé est employé dans des performances réalisées en plein air et impliquant un déplacement réel ou imaginaire. Une œuvre telle que Petit traité des caresses à l’usage d’un amateur de grands paysages, mettant en œuvre cinquante-quatre stères de hêtre fendu pour créer une sorte de chaussée - ou de tapis - sur un pré en pente conduisant à deux beaux arbres mêlant leurs ramures, suggérait la trace laissée par un corps monumental sur une terre perçue presque charnellement. Comme l’écrivait Benoît Decque pour introduire à cette œuvre, « 1.Le paysage ondoie, guider le regard . 2. Le paysage se cambre, susciter un geste de la main. 3. Le paysage frémit, oser une caresse. »
Ce sera un abord imaginaire non plus sensuel mais intellectuel, « spirituel » de l’espace qui sera en jeu, cette fois dans l’espace urbain avec Le fou. La dimension monumentale donnée à cette oeuvre correspond exactement à sa taille relative par rapport à celle d’une autre pièce du jeu d’échecs, absente mais à laquelle Decque avait choisi d’affecter la taille humaine : le pion, dont le nom dérive étymologiquement de « piéton », désignant jadis le combattant à pied par opposition au cavalier.
Dominant ainsi de sa taille imposante le piéton actuel qui la découvre au hasard de son chemin, elle semble proposer ainsi inopinément une idée de l’espace urbain comme celui d’un jeu et le choix des échecs pourrait lui conférer, conformément à l’histoire de cet art, le caractère d’une transposition intellectuelle, « courtoise », d’une bataille, de rapports de force : d’attaque et de défense de positions, de gains et de pertes d’éléments, constitutifs de ce sport mental comme de maint aspect de la vie sociale.
Le choix d’un « fou » déploie en effet une large gamme de résonances de cette transposition ludique : jouée et joueuse, de la vie. Comme Benoît Decque le fait observer, la traduction en allemand de ce mot révèle - comme en français – une singulière richesse de significations. Celles-ci renvoient d’abord à un état mental perturbé au regard de la saine raison : verrückte, dérivant du participe du verbe rücken, signifie donc déplacé, bougé, dérangé, tandis que « fou » vient du latin follis , désignant un sac ou ballon gonflé d’air, un soufflet de forge, et a pris le sens de fou par métaphore de cette disproportion, de cette démesure en quelque sorte outrée. Cette caractéristique psychologique accidentelle s’est ensuite concrétisée dans une fonction officielle de « fou du roi » : en allemand hofnarr, équivalent du bouffon de cour, dérivant du verbe : narren, signifiant duper, berner. Cette action perturbatrice s’est conservée dans l’action de la pièce du jeu d’échecs ainsi nommée laüfer, dérivant du verbe laüfen : marcher, courir, participer et qui a la particularité de se déplacer non pas en ligne droite, mais en diagonale, en avant comme en arrière, avec une mobilité par conséquent peu gênée par la présence des autres pièces.
Tous les moments de cette lente dérive des significations se retrouvent curieusement condensés dans la réalisation plastique de cette pièce d’échecs par Benoît Decque. L’incongruité de l’apparition de l’élément d’un jeu dans la vie réelle, l’agrandissement de ses dimensions, son voisinage troublant avec des bâtiments emblématiques du sérieux de la vie administrative et culturelle, dont on saurait dire s’il les menace ou s’il les protège comme un fou protègerait son roi ou sa reine sur l’échiquier, tous ces éléments ne peuvent que susciter une interrogation, fréquente dans la sculpture urbaine, née de la mise en contact de l’art et du quotidien. La version anglo-saxonne de cette pièce choisie par Decque et marquée d’une incision qui accentue, par l’esquisse d’une bouche, son aspect anthropomorphe porte en effet le nom anglais de bishop :évêque. Cette curieuse rencontre de la figure d’un dignitaire religieux, chargé de la surveillance (du grec: epi-scopos) d’une communauté avec celle d’un bouffon, n’en correspond pas moins à deux significations urbaines données par l’artiste à cette œuvre et à ses positionnements urbains: «En décalage latéral par rapport à un axe signifiant, le fou retrouve sa fonction première, trublion éclairé, vigie attentive… ».
Les significations ainsi attachées au fou pourraient alors suggérer l’hypothèse que l’introduction « in situ » de cet objet dans l’espace urbain procéderait d’un geste et d’une intention assez proches de celles des peintres de vanités. En introduisant un crâne dans une composition d’objets évocateurs des richesses et des plaisirs de la vie, ils en rappelaient la fragilité essentielle par ce symbole de la mort. Sur un ton moins grave, Benoît Decque, par une sculpture dépourvue de fonction décorative et d’une taille capable de se confronter à celle des architectures rappellerait alors à l’esprit la dimension du jeu toujours présente au sein des ordonnancements urbanistiques (voirie et bâtiments) de l’environnement quotidien comme des institutions régulatrices de la vie sociale.
Une telle interprétation « morale » serait cependant réductrice des potentialités de sens de cette œuvre. Privilégier dans la figure du fou la dimension du bouffon n’en ramène pas moins ses écarts de langage et de conduite au service de l’autorité qu’il distrait, stimule ou avise. Et si l’on se tourne vers le nom anglais de cette pièce, les instances de surveillance des comportements ne se font pas faute de rappeler au « respect des règles du jeu » dans les multiples situations de tensions ou d’affrontements, prenant pour admise une convergence du jeu et de l’ordre qu’un Flaubert actuel inclurait sans hésiter dans son Dictionnaire des idées reçues.
Ce n’est donc qu’au-delà des pistes proposées par le motif et le titre de cette œuvre que sa portée artistique deviendra sensible et singulière. Sans commune mesure avec la tradition des échiquiers géants de certaines places urbaines, cette pièce ne dispose d’aucun dallage bicolore sur lequel régler et déployer son parcours et ses frappes. Elle est au contraire posée sur un segment de ligne rouge dont elle n’est pas à l’origine et dont le tracé, tout déviant qu’il soit par rapport aux axes signifiant voisins, semble placer au contraire, par la signification d’interdiction de sa couleur dans les codes urbains et par l’arbitraire de son extension, la pièce qui le chevauche dans une position de transgression d’autant plus risquée qu’elle restera informulée.
Le soin apporté à la réalisation de cet objet laisse encore clairement perceptible le bricolage astucieux par lequel sa confection a répondu à une urgence créatrice exprimée avec une élégante discrétion. Et dans un ultime écart par rapport à la logique du jeu d’échecs, ce fou sans échiquier, sans nulle autre pièce à prendre, à menacer ou à couvrir est seul. Ou presque, son seul répondant n’étant – comme on l’a évoqué plus haut – que le fantôme du pion qui a, comme un ancêtre non seulement disparu mais n’ayant jamais existé, pourtant déterminé sa taille, excédant largement celle du passant, mais lointainement liée à quelqu’humanité par le seul fait de cette étrange généalogie artistique.
Lorsqu’il prit ses distances avec la pratique de l’architecture, Benoît Decque entreprit la réalisation de projets d’une très grande diversité de matériaux, de procédés incluant parfois la participation du public, sans vouer plus d’allégeance qu’un autre joueur d’échecs, Marcel Duchamp, à quelque « discipline » particulière, comme le serait la peinture, le dessin ou la sculpture. À diverses reprises, c’est en fonction de la singularité de tel ou tel projet qu’il se définissait tour à tour comme « portraitiste ambidextre », « tentateur », « bike-painter », avec une totale liberté de métamorphose et d’invention. La manière dont son Fou s’écarte subtilement du jeu d’échecs comme de la sculpture l’aurait-elle amené à se qualifier pour la circonstance du terme de « plasticien », préservant par ce terme l’originalité de son procédé et libérant la forme résultante, de ses initiales déterminations représentatives et symboliques?
Dans le jeu instauré en fait avec son regardeur, d’aveuglantes références architecturales, historiques, échiquéennes et sculpturales occultaient en effet ce que le Fou recèle de foncièrement énigmatique, la proximité démesurée aussi fondamentalement rétive à toute familiarité ludique, critique : humaine, qu’il partage avec les pierres brutes des ready-made – cette fois naturels – intitulés : Lot n° 044, Provenance Océan premier ou Avant que les matins n’existent, une affaire non classée. Il serait par conséquent vain de prétendre conclure sur quelque signification mieux cernée la « partie » du jeu proposé par cette « pièce », dont la genèse formelle et le déplacement « diagonal » dans un espace autant mental qu’urbain semblent appeler cette non moins étrange « réplique » de Georges Bataille : « Les hommes ne représentent apparemment dans le processus morphologique qu’une étape intermédiaire entre les singes et les grands édifices. »*

*« Architecture », article de Georges Bataille, dans la revue Documents, Paris, 1929, cité in Éric Michaud, Théâtre au Bauhaus, Lausanne, 1978